Créateur visionnaire et clivant, Hideo Kojima a bouleversé l’industrie du jeu vidéo en mêlant narration cinématographique, gameplay audacieux et marketing déroutant. De ses inspirations enfantines à ses campagnes géniales, retour sur le parcours d’un auteur hors norme.
Une enfance solitaire et la peur de l’apocalypse
Né le 24 août 1963 à Setagaya, un quartier résidentiel de Tokyo, Kojima grandit dans le Kansai, entre Osaka et Kobe. Très tôt, il est confronté à la mort : son père décède alors qu’il n’a que 13 ans. Ce deuil brutal, associé à une grande solitude affective — il passait des journées entières seul en rentrant de l’école — forge sa propension à se réfugier dans l’imaginaire. C’est également à cette époque qu’il développe une obsession pour le 7ème art. Sa mère, consciente de sa solitude après la mort de son père, lui autorise des horaires inhabituels, parfois même en pleine semaine, pour assouvir sa soif de cinéma. Il visionne de tout : films américains, européens, japonais, de série B comme de grands classiques. Une anecdote révélatrice : il a vu 2001, l’Odyssée de l’espace à 14 ans, sans rien y comprendre, mais en sortant convaincu que l’on pouvait faire passer une émotion par le pur langage visuel.
Plus méconnu : Kojima a grandi dans une époque encore marquée par l’ombre de la bombe atomique. Son traumatisme, il le raconte dans plusieurs interviews : enfant, il se réveillait souvent en pleurant, hanté par des rêves d'explosions nucléaires. Cette peur viscérale imprègne ses œuvres, en particulier la série Metal Gear, dans laquelle les armes nucléaires représentent une menace centrale et récurrente.
Konami : un créateur incompris… mais résilient
Entré chez Konami en 1986, Kojima ne s’y sent pas immédiatement à sa place. Il n’a pas de formation d’ingénieur, ses idées sont jugées trop ambitieuses pour les capacités techniques de l’époque. Son premier projet personnel, Lost Warld (contraction de "world" et "war", un jeu de science-fiction annulé), est rejeté. Mais son implication dans Penguin Adventure, une suite humoristique, révèle son goût pour les twists narratifs, qu’il glissera discrètement dans ce jeu apparemment léger.
Le tournant vient avec Metal Gear (1987) sur MSX2, où Kojima détourne les limites techniques de la console pour créer un jeu d’infiltration plutôt qu’un simple jeu d’action. Ce contournement est moins un choix qu’une contrainte transformée en innovation : le processeur ne pouvait afficher trop d’ennemis à l’écran, alors Kojima imagine un gameplay basé sur l’évitement. Une contrainte fondatrice.
Le cinéma comme ADN
Kojima a toujours rêvé de devenir réalisateur. Il considérait même ses débuts chez Konami comme un "plan B". Cette frustration se transforme en force : chaque jeu devient un film interactif, avec un soin obsessionnel apporté à la mise en scène, au cadrage et au son. Peu de joueurs savent qu’il rédige lui-même les scripts de ses jeux jusqu’au moindre dialogue, et supervise chaque doublage, jusqu'à parfois enregistrer lui-même les bruitages en studio.
Ses influences majeures incluent Stanley Kubrick, Ridley Scott, John Carpenter, Andrei Tarkovski, David Lynch ou encore Jean-Luc Godard. On retrouve leurs traces dans son œuvre, que ce soit dans l’esthétique de Snatcher (inspirée de Blade Runner), dans les compositions lentes et métaphysiques de Death Stranding, ou dans les jeux de narration éclatée de MGS2, proches de la dislocation formelle de Mulholland Drive.
Autre détail méconnu : Kojima gardait un carnet sur lui dès les années 90, dans lequel il notait chaque idée de scène, de plan, de musique ou de citation. Une discipline qu’il applique encore aujourd’hui et qui révèle son obsession du détail.
Metal Gear Solid : explosion planétaire et messages cachés
L’année 1998 marque un basculement avec Metal Gear Solid sur PlayStation. En plus de révolutionner la narration vidéoludique, Kojima y glisse de nombreux messages politiques. Le jeu aborde la manipulation génétique, les conflits d’intérêts militaires, la guerre froide… mais aussi la surveillance de masse, un thème qui deviendra central dans MGS2 : Sons of Liberty (2001), sorti deux mois après les attentats du 11 septembre, dans une étrange prémonition du XXIe siècle.
Une anecdote rare : Kojima avait prévu une scène de destruction à New York dans MGS2, mais celle-ci a été coupée au dernier moment après les attentats. Ce choix, forcé par le contexte, renforce la symbolique du jeu, qui interroge la vérité dans une ère saturée de désinformation.
L’après Konami : rupture et renaissance
En 2015, le divorce entre Kojima et Konami se fait dans le fracas. Le développement chaotique de Metal Gear Solid V et l’annulation de Silent Hills (le fameux projet P.T. avec Guillermo del Toro et Norman Reedus) laissent les fans orphelins. Kojima, lui, repart de zéro avec Kojima Productions, soutenu par Sony.
En 2019, il livre Death Stranding, une œuvre étrange, méditative, souvent incomprise, où il traite de l’isolement, des liens humains et de la reconstruction d’un monde éclaté. Le jeu est né d’un autre traumatisme : la crise migratoire et les catastrophes naturelles, mais aussi de ses lectures d’auteurs comme Kōbō Abe, qui influencent son approche du monde post-apocalyptique. Il en sort notamment la métaphore du bâton et de la corde, sur laquelle se base Death Stranding.
Un créateur hanté, mais lucide
Hideo Kojima est souvent vu comme un auteur hermétique, narcissique ou mégalomane. En réalité, c’est un homme sensible, habité par la peur de la guerre, du vide, de l’oubli. Il déclare souvent qu’il crée "comme si chaque jeu était le dernier", conscient de la fragilité de son statut dans une industrie dominée par le profit.
Parmi ses citations marquantes :
"Je veux connecter les gens. Je ne veux pas qu’ils s’affrontent, mais qu’ils coopèrent. Parce que le monde réel m’effraie."
"Tous les héros des animations et des cartoons de mon enfance étaient tourmentés. Il étaient des monstres qui étaient créés et attirés par le "côté obscur". Les histoires racontent leur combat solitaire, à l'instar de Kamen Rider, Tiger Mask, La légende de Kamui et Devil Man. Snake de Metal Gear Solid est aussi un héros de l'ère de la Showa. Il connait les mêmes situations."
Souvent en avance sur son temps, Kojima n’est pas seulement un pionnier du jeu vidéo : c’est un conteur hanté par le passé et inquiet pour l’avenir. Et tant que ces angoisses nourriront ses créations, le joueur continuera de marcher à ses côtés : dans le désert, la jungle ou sur les plages de l'échouement.