Sorti en octobre 1960, Spartacus n’est pas seulement un chef-d’œuvre du cinéma épique : c’est un exploit logistique et artistique sans précédent. Derrière la révolte du gladiateur, Stanley Kubrick orchestre une armée de 8000 figurants réels — une prouesse que même le numérique n’a jamais égalée.
Un pari colossal pour sauver Hollywood
Lorsque Spartacus voit le jour, Hollywood traverse une zone de turbulence. La Seconde Guerre mondiale a fragilisé les studios, et la télévision, présente dans 90 % des foyers américains en 1960, aspire les spectateurs hors des salles obscures. Pour reconquérir le public, les producteurs misent sur des fresques monumentales : des films plus grands, plus longs, plus spectaculaires — bref, tout ce que la télévision ne peut offrir.
C’est dans ce contexte que Kirk Douglas, à la tête de sa propre société Bryna Productions, décide de produire Spartacus. Réalisé par un jeune Stanley Kubrick, le film retrace la rébellion d’un esclave gladiateur contre la République romaine. Avec un budget faramineux de 12 millions de dollars (environ 129 millions en 2024), le projet incarne à lui seul le renouveau du cinéma épique à grand spectacle.
La bataille des batailles : 8000 soldats en chair et en os
Le point culminant du film — la bataille finale — n’était à l’origine qu’esquissée dans le scénario de Dalton Trumbo. Mais Kirk Douglas insista pour que Kubrick la filme, jugeant qu’il fallait montrer la destruction totale de la rébellion. Le cinéaste accepta le défi, et ce qui devait être une simple évocation devint l’une des plus impressionnantes scènes de guerre jamais tournées.
Kubrick choisit une vaste plaine près de Madrid, en Espagne, où il fit appel à 8500 soldats de l’armée espagnole pour incarner les légions romaines. Équipés d’armes, d’armures et d’étendards d’époque, ces figurants furent disposés selon une précision quasi militaire. Le réalisateur, fidèle à sa réputation de perfectionniste, organisa leurs mouvements en formation en damier, filmés en plans larges avec des caméras Super Technirama 70 afin de capturer toute la majesté de la scène.
Un historien du cinéma soulignera plus tard la fidélité de cette reconstitution : on y distingue clairement les trois lignes caractéristiques des légions romaines — jeunes recrues, soldats aguerris et vétérans — avançant de manière synchronisée jusqu’à former une ligne de front cohérente. Une démonstration d’ordre et de discipline... à l’image de l’Empire lui-même.
La froideur mécanique de Rome face à la chaleur humaine des esclaves
Mais derrière la démesure du tournage se cache un propos profondément visuel. Kubrick oppose deux mondes : celui de la machine impériale, froide et implacable, et celui de la chair humaine, désorganisée mais vivante. Les légions romaines, vues de loin comme une masse géométrique en mouvement, évoquent un mécanisme imperturbable. Leurs pas cadencés résonnent dans la bande-son, accompagnés du métallique martèlement des armures et d’une partition d’Alex North dominée par des cuivres guerriers. Face à cette machine de guerre, l’armée des esclaves est filmée autrement : des gros plans sur des visages, des expressions de peur, de courage ou de résignation. Hommes, femmes, vieillards et enfants incarnent une humanité que la domination romaine tente d’écraser.
Cette tension entre l’acier et la chair, entre la rigueur militaire et la fragilité humaine, donne à la bataille toute sa dimension symbolique. Même si certains historiens ont ironisé sur le « désordre » du combat final, Kubrick y parvient à un équilibre rare : montrer la grandeur tragique d’un échec sans jamais verser dans la glorification. Spartacus triomphe à sa sortie. Le film remporte quatre Oscars, devient un succès commercial mondial et propulse Kubrick parmi les réalisateurs les plus respectés d’Hollywood.