Quand la censure propulse un jeu à la notoriété. Horses illustre l’horreur interactive comme rarement le jeu vidéo l’a fait.
C’est amusant de constater de quelle manière un bannissement de Steam peut paradoxalement propulser un jeu à un sommet de popularité que le studio n’aurait peut-être jamais atteint dans d'autres circonstances. Développé par le studio italien Santa Ragione, Horses explore l’horreur sous un angle rarement exploité dans les médiums interactifs : la complicité face à la violence et aux abus de pouvoir. Le joueur incarne Anselmo, un jeune homme envoyé travailler dans une ferme où il découvre très vite que les « chevaux » dont il est censé s'occuper sont en réalité des humains nus, affublés de masques d’équidés et contraints à l’esclavage, ainsi qu’à toutes sortes de maltraitances psychologiques et physiques.
Malgré ses intentions artistiques revendiquées, Horses a été banni de plusieurs boutiques en ligne, privant le studio de l’essentiel de son public et mettant en péril son avenir. Ironiquement, il est actuellement le titre le plus populaire de la plateforme GOG. La controverse met surtout en lumière une tension particulière au jeu vidéo : à la différence du cinéma, qui peut montrer des horreurs extrêmes sans subir de restrictions aussi sévères, le médium interactif place le joueur au centre de l’atrocité, le rendant complice de ce qu’il observe et exposant ainsi le jeu à une vigilance morale et à une censure accrues. Un sujet plus largement abordé dans ce papier que j'ai publié un jour plus tôt.
Venons-en maintenant à une question moins polémique mais tout aussi pertinente : Horses est-il un bon jeu vidéo ?

Une esthétique déroutante
Format 4:3 en noir et blanc, bruit grinçant d’une bobine de film qui s'active en guise de bande sonore, gros plans sur des visages figés que l’on croirait sortis de Garry’s Mod : Tout dans l’esthétique de Horses exprime déjà la transgression et l’expérimentation, avant même que ne soient révélées les premières scènes de troupeaux d’humains nus. Quand Anselmo pénètre la ferme maudite, il est accueilli par un fermier aussi dérangé et pervers qu'un antagoniste de The Human Centipede. Le personnage parle, mais aucun son ne sort de sa bouche : ses lèvres remuent avant de laisser apparaître son texte sur fond noir, clin d'œil aux films muets italiens et premier symbole d’une expérience déroutante, dans le bon sens du terme. Seul libre arbitre accordé au joueur : répondre par des emojis aux questions du fermier; rien qui ne peut changer la trajectoire des horreurs qui nous attendent.
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Corvées et horreurs quotidiennes
Le jeu est structuré autour de journées de corvées : nourrir le chien, nettoyer l’enclos des “chevaux”, récolter des carottes. Ces tâches banales sont vite mêlées à des actions grotesques et inhumaines : asperger d’eau des esclaves nus pour les laver, castrer l’un d’eux au ciseau, assister à des humiliations sous le regard de visiteurs complices : un prêtre, un vétérinaire pervers, un père et sa fille. En quelques heures, Horses oblige le joueur à s’immerger dans un monde où la complicité face à la violence est centrale.
Un jeu vidéo doit-il être plaisant ou divertissant pour être intéressant ? Je ne le crois pas, et visiblement, les créateurs de Horses non plus. Les critiques ont souvent comparé son ambiance à Salò ou les 120 Journées de Sodome de Pasolini (devant lequel j'ai tenu 30 minutes), œuvre extrême explorant la corruption, le pouvoir et la déshumanisation. Mais Horses, beaucoup plus timide, floute la nudité, stylise la violence et reste conceptuellement distante. Là où Pasolini frappait par l’inhumanité directe, Horses joue sur l’inconfort et l’absurde, transformant les tâches les plus banales en actes de transgression. Et c’est un contraste qui rend la censure imposée par Steam et Epic d’autant plus surprenante.

Une expérience troublante mais en réalité très limitée
Horses est radicalement plus timide dans son traitement des luttes de pouvoir. Certes, certaines images restent difficiles, mais le jeu n’est pas aussi choquant qu’on pourrait le croire avant de le lancer. Il aborde ses thématiques avec une certaine superficialité, offrant une expérience dure mais sous-exploitée. Certaines actions peuvent troubler le joueur, mais Horses ne pousse pas assez la réflexion sur ce qu’il met en scène. Finalement, l’exécution ne rend pas pleinement justice à l’intention. On est à des années-lumière de la portée morale d’un Spec Ops: The Line et de sa fameuse scène au phosphore blanc. À cela s’ajoute un manque de clarté dans les objectifs qui freine un peu le confort du joueur (cette fois, sans que cela soit volontaire). Horses aurait pu faire beaucoup plus, mais il a le mérite d’ouvrir un débat crucial sur les limites de l’expression artistique dans le jeu vidéo.