Le temps d’une promotion, deux jeux d’action en 2D particulièrement marquants, ancrés dans un imaginaire religieux sombre inspiré de l’Espagne médiévale, se retrouvent proposés à petit prix. L’occasion rêvée pour découvrir une licence indépendante devenue incontournable chez les amateurs de metroidvania, mais aussi pour mesurer à quel point certains studios s’emparent de leur patrimoine local pour façonner des univers mémorables. En creusant un peu derrière leurs décors torturés, leurs boss inquiétants et leurs textes mystérieux, on tombe sur une histoire de folklore, de peinture et d’Inquisition… qui donne envie de sortir du cadre de l’écran pour s’intéresser à la culture qui a nourri ces œuvres et à la ville dont elles sont issues.
Dans cet article, je reviens sur ces deux jeux actuellement vendus à prix réduit, sur ce qui fait la force de leur gameplay et de leur ambiance, puis sur les influences très concrètes (historiques, artistiques, religieuses) qui les traversent. Car à force de lire des descriptions d’objets, de chercher les références et de remonter le fil de leurs inspirations, j'ai été séduit par sa source au point de voir la ville qui a rendu tout ça possible.
Deux metroidvania exigeants à 10€ : gameplay, difficulté et héritage FromSoftware
Blasphemous et Blasphemous 2 s’inscrivent dans la tradition du metroidvania : action-plateforme en 2D, carte interconnectée, nouvelles capacités qui ouvrent progressivement l’accès à des zones jusqu’alors inatteignables. On y incarne le Pénitent, silhouette mutique au casque conique hérissé de barbelés, engagée dans un interminable chemin de croix dans un monde ravagé par un culte dévoyé. Attaques précises, esquives strictes, gestion serrée des ressources : la boucle de gameplay évoque autant Castlevania que les productions de FromSoftware, avec cette difficulté qui oblige à apprendre les patterns des ennemis, à accepter l’échec et à savourer chaque victoire arrachée. On retrouve ce même goût pour les checkpoints espacés, la tension permanente entre la perte de ressources et le besoin de progresser, ainsi qu’une mise en scène de la souffrance et de la rédemption qui renvoie à Dark Souls ou Elden Ring.

Pris séparément, ces deux titres ont déjà été salués pour leur exigence maîtrisée, leur générosité en contenu et leur ambiance hors norme. Les voir regroupés autour de 10 € pour le diptyque complet change clairement la donne : pour ce tarif, on parle de plusieurs dizaines d’heures de jeu, d’un level-design dense et d’une identité visuelle que l’on reconnaît au premier coup d’œil. Le premier épisode pose le cadre, rude et un peu rugueux, tandis que Blasphemous 2 corrige certaines frustrations, fluidifie l’exploration et s’affirme selon moi comme l’un des meilleurs metroidvania récents. Bref, deux metroidvania exigeants, en promo à 10€ au total, qui valent largement le détour
De Séville à Berserk : un studio local, Goya et la filiation avec FromSoftware
Derrière Blasphemous se trouve The Game Kitchen, un studio indépendant basé à Séville et Tenerife, qui s’est déjà fait remarquer avec d’autres projets, puis plus récemment en 2025 avec Ninja Gaiden : Ragebound, confirmant sa montée en puissance.
Mais c’est bien avec Blasphemous et sa suite que l’équipe affirme le plus nettement son identité : celle d’un développeur qui assume de puiser dans le folklore de l’Andalousie, dans la mémoire de l’Inquisition espagnole et dans la dévotion catholique pour bâtir un univers à la fois dérangeant, fascinant et profondément local. Les processions, les confréries, les reliques et les pénitents masqués qui peuplent Custodia renvoient explicitement aux traditions de la Semaine sainte à Séville, où les cortèges de fidèles encapuchonnés défilent encore aujourd’hui derrière des chars religieux richement décorés. On le ressent aussi dans les confréries masquées, les autels surchargés, les reliquaires démesurés, mais aussi dans la manière dont la souffrance physique et la pénitence sont mises en scène. Un lien avec Séville fort, la ville étant marquée par l’Inquisition et par une longue tradition de peinture religieuse.
Le château de San Jorge, ancien siège de l'Inquisition, à Séville.

Blasphemous et sa suite se nourrissent également de l’histoire de l’art espagnol. The Game Kitchen revendique une forte inspiration de l’œuvre de Francisco de Goya, dont les célèbres Peintures noires et autres toiles dénonçant la violence et la superstition religieuse ont profondément marqué l’imaginaire collectif. Le peintre a passé une partie de sa vie en Andalousie et a notamment réalisé des œuvres pour Séville, comme l’autel de Santa Justa et Santa Rufina pour la cathédrale de la ville.
Peintures Noires de Goya.

L’autre grande couche d’influence vient de la dark fantasy japonaise. Ce goût pour les visions cauchemardesques, les silhouettes déformées et les scènes de pénitence se retrouve dans Blasphemous, qui cite aussi indirectement Berserk : le manga de Kentarō Miura, lui-même influencé par ce fond visuel européen, a à son tour irrigué une génération entière de créateurs de jeux vidéo sombres et médiévaux. Depuis des années, on sait que les jeux de FromSoftware sont imprégnés par le manga Berserk, que ce soit dans le design de certaines armures, l’esthétique de leurs monstres ou la façon de raconter des destins brisés dans un monde en ruine. Difficile de ne pas y penser à la vision de ces ces apôtres” grotesques et 'ces visages figés dans la douleur''' ; tout comme il est difficile de ne pas voir dans le Pénitent une variation de ces héros écrasés par une foi ou un destin qui les dépassent.
Il y a tout un arc narratif dédié à l'Inquisition religieuse dans Berserk.

Au final, ces deux jeux forment une sorte de pont : côté ouest, Séville, Goya, les processions andalouses ; côté est, FromSoftware, Berserk et la dark fantasy japonaise. C’est précisément ce croisement incarné par les jeux de The Game Kitchen qui m’a donné envie de remonter le fil jusqu’à la ville réelle.
Légendes réelles, folklore andalou et envie très concrète de prendre un billet pour Séville
Blasphemous 2, comme son prédécesseur, distille son récit par petites touches : descriptions d’objets, dialogues à demi-mots, quêtes annexes qui racontent un martyr, une malédiction, une grâce obtenue trop cher. On y retrouve des motifs qui existent dans la tradition catholique espagnole : pénitence extrême censée attirer un miracle, confréries qui veillent sur des reliques, croyances autour de corps de saints préservés, récits de communautés entières transformées après avoir imploré une intervention divine. Ce qui m’a surtout accroché, c’est la manière dont les Blasphemous transforment des légendes religieuses existantes en quêtes et en boss, tout en gardant un lien réel avec ces récits.
Dans le premier jeu, le personnage d’Altasgracias est directement inspiré de la légende de Santa Librada / sainte Wilgeforte, une sainte barbu crucifiée pour avoir refusé un mariage imposé : un récit attesté dans la tradition espagnole et très bien raconté par playthepast. Le martyr Gemino évoque quant à lui de manière très claire Saint Sébastien, transpercé de flèches et figé dans une pose qui rappelle de nombreux tableaux de la Renaissance.
Dans Blasphemous 2, un boss comme Lesmes, membre de la “Confrérie de la Chair incorruptible”, fait écho à toute une tradition catholique autour des “corps incorruptibles” de saints dont la dépouille ne se décomposerait pas, phénomène abondamment commenté dans l’histoire religieuse.
Aujourd’hui, après avoir retourné les deux jeu, je sais déjà que mes prochaines vacances me conduiront en Andalousie : non pas pour cocher une case de plus sur une liste de capitales européennes, mais pour confronter, en vrai, ce que j’ai parcouru virtuellement à ce patrimoine religieux et artistique qui continue d’inspirer autant les peintres que les développeurs de jeux vidéo. Et désormais, quand je pense à Séville, je ne vois plus seulement une ville au soleil, mais un nœud d’histoires religieuses et artistiques que j’ai d’abord explorées manette en main, avant d’avoir envie de les découvrir en vrai.